Le quatrième élément de la création d’entreprise
PHILIPPE POUTONNET - dimanche 11 septembre 2016
Aujourd’hui, chaque cursus, chaque session de formation, chaque référentiel, intègre un module dédié à la création d’entreprise ou un projet lié à l’entreprenariat.
Le devenir professionnel passe par l’innovation économique autant que par le salariat et chaque établissement, chaque centre de formation, chaque université, est dans l’obligation dans ses objectifs de placement professionnel de donner à ses étudiants ou à ses stagiaires les meilleures chances d’intégration par le travail. Ces chances passent par la promotion de l’entreprenariat et par la mise en place d’un module de création d’entreprise ou d’activité indépendante.
Force est de constater le nombre d’étudiants en quête d’informations ou disposant d’un projet. Certains d’entre-eux ont déjà créé une entreprise, avec d’autres étudiants, avec des membres de leur famille, au sein de leur communauté, voire individuellement comme auto-entrepreneur. Dans certaines corporations, il est d’usage que l’entreprise familiale soit transmise de père en fils.
Les questions qu’ils se posent restent généralement sans réponses, les problèmes qu’ils rencontrent sont trop souvent irrésolvables faute d’un regard expert, d’un accompagnement professionnel fait par un spécialiste. Chaque projet est un cas unique et, de ce fait, chaque problématique doit être analysée sur le fond et sur la forme.
J’ai l’occasion de rencontrer à l’université de nombreux étudiants qui voudraient voir leur projet aboutir ou leur début d’activité se stabiliser pour envisager de les développer rapidement et obtenir, par exemple, la notoriété et les financements nécessaires à leur évolution.
La pédagogie inversée, les forums, les moocs, les fondamentaux, voire certains conseillers institutionnels, ne sont que d’une utilité limitée pour apporter une réponse pédagogique et constructive sur ce sujet où l’empirisme est aussi une méthode et une règle de gestion aux fortes conséquences.
C’est justement ce dernier critère qui est le plus intéressant et le plus complexe à approcher car il intègre la dimension humaine. Jusqu’à présent, il n'est jamais étudié dans aucun cursus où les intervenants, lorsqu’ils existent, ont moins un profil de coach que de technicien.
Ce critère, je l’appelle le quatrième élément de la création après le projet (le marketing et le mix), le statut (le juridique, le social et le fiscal) et le business plan (le financier).
Il intègre la personnalité et le pragmatisme des protagonistes, leurs compétences et leurs façons d’adapter les fondamentaux à des situations précises. Ce quatrième élément contribue à la fonction sociale de l’entreprise sur laquelle je reviendrai plus tard. Il est l’atout maître de la construction de tout projet, mais aussi l'ADN de son développement futur.
De nombreux professionnels présentent l’innovation économique comme une épreuve longue et difficile psychologiquement, avec de fortes chances statistiques d'échec. Souvent, il s’agit de l’expérience ultime lorsque le salariat devient impossible.
Certaines structures d’accompagnement viennent du secteur social et sont dirigées par des travailleurs sociaux pour lesquels la création d’entreprise a longtemps été considérée comme un outil de traitement social du chômage.
Cet « état d’esprit » occulte le développement personnel et joue en défaveur de la motivation à atteindre les objectifs professionnels de tout créateur. C’est un rite tenace issu des « années Barre » toujours en vigueur.
Cette vision des choses, outre le fait de l’incapacité technique qui matérialise souvent les intervenants parce que non issus des milieux économiques et de l’entreprise, vise à donner une image déformée, inexacte et absurde de l’innovation. Elle rend les choses dangereuses dans le sens ou elle présente la possibilité d’échec comme un facteur focalisant, réducteur et déstabilisant, qui ne permet pas de tenir compte de la prédominance de l’aspect humain ou de l’aspect économique atypique de toute création, facteurs de sérénité, de dynamisme, d’optimisme et de régulation. Au final, les facteurs dont on tient compte, généralement des facteurs administratifs et de statut, masquent ceux qui devraient être pris en compte : la dimension humaine et la capacité des individus à s’adapter à un marché, une niche, une opportunité, ou à adapter leurs expertises à un secteur, un challenge, un projet.
Voyons maintenant quels sont les atouts, les points qui rendent l’innovation économique nécessaire et extraordinaire ?
À proprement parler, je vois deux éléments caractéristiques : un élément à caractère individuel et personnel et un élément à caractère économique.
Nous sommes dans ce que j’appellerai une phase d’évolution-révolution.
Elle est due notamment au fait que nous soyons dans une économie de crise, mais aussi dans une société de bouleversements orchestrés par des changements de mentalités, des migrations et des mutations culturelles, par la pression environnementale et financière, par l’abondance de l’information permanente, par la diminution de l’espace qui sépare les univers personnel et professionnel, mais aussi du fait de l’arrivée de l’économie collaborative et participative et des nouvelles technologies.
Comme dans toute époque de mutation, les changements sont nécessaires. Cette période remet en question les modèles économiques traditionnels et provoque de nouveaux choix de vie intégrant des paramètres éthiques parfois novateurs ou des refus de schémas synonymes de souffrance psychologique et de pauvreté.
Cette situation complexe et extrême est catalysatrice de la création. C’est une sorte de réaction positive qu’il faut nourrir avant de basculer pour longtemps, dans une situation de crise aigüe, voire de chaos économique.
La création comme moyen de substituer un système à bout de souffle par le renouveau apparait donc comme une nécessité vitale pour l’homme, mais c’est aussi la façon d’intégrer des valeurs trop longtemps mises de côté : la créativité, la motivation, l’imagination, le développement personnel, le partage et la citoyenneté. C’est aussi un moyen d’éviter l’enfermement et de se débarrasser définitivement du « bore out » ou du « burn-out » dont les conséquences psychologiques graves peuvent laisser des séquelles des années durant.
Sur le plan du contexte économique, les nouvelles technologies, les outils techniques sophistiqués, les micro-financements, l’économie collaborative, le « one to one », c’est-à-dire la personnalisation des services ou des produits et leur adaptation au cas par cas à des clients, les niches de marché de plus en plus émergentes, ont totalement changé la donne. La mobilité a également fait son entrée grâce au développement des transports et surtout grâce à l’informatique embarquée et est aujourd’hui une constante, voire une obligation.
L’innovation économique qui apparaissait autrefois comme une option, devient une réalité accessible pour beaucoup, voire une nécessité pour certains experts qui prédisent demain la fin du salariat tel qu’on le connait aujourd’hui et qui restera l’apanage des grandes entreprises, de la fonction publique ou des secteurs médicaux, scientifiques ou éducationnels, et son remplacement par la sous-traitance de l’offre et par l’initiative personnelle.
Bien entendu, certains penseront que le choix de répondre à des besoins matériels convient à transformer salariat en sous-traitance imposée. Mais l’innovation, comme je l’ai expliqué précédemment, n’est pas que la simple réalisation de tâches ou de fabrication de produits pour lesquelles nous pouvons être payés.
Cette évolution, contrairement à ce que l’on pourrait en penser, va dans le bon sens et il est maintenant temps de faire tomber peurs et préjugés en exploitant et en harmonisant au mieux, autour des individus, les idées et les concepts, les savoirs et l’expérience, les outils.
Ces outils autrefois offerts aux entreprises disposant de moyens techniques et financiers conséquents sont désormais accessibles au TPE. Mieux, ils sont élaborés, définis pour certaines petites structures et sont très évolutifs.
Leur formatage, leur mode d’évolution est strictement destiné à une population active qui a appris à se former, à évoluer dans son travail et à intégrer de nouvelles valeurs d’entreprises, notamment celles de la reconnaissance, de la capitalisation des compétences et de son partage et des connaissances et de la validation des acquis de chacun.
Le contexte juridique a lui aussi évolué depuis dix ans avec l’arrivée d’une législation ouverte permettant de consacrer son temps à son activité et à son métier en minimisant la gestion administrative, notamment avec la dématérialisation et la fonction comptable. Les micro financements vont également dans ce sens.
Sur le plan RH, les techniques de management inspirées du holamanagement ou de l’économie collaborative sont un levier puissant d’évolution rapide de petites structures. Elles privilégient l’autonomie, la réactivité et mettent l’individu désormais au coeur des organisations. Elles permettent de composer en fonction du rythme de chacun, de son énergie propre et de ses facultés émulatrices.
Enfin, la durée des dispositifs d’accompagnement financier et stratégique est passée de 3 à 5 ans, notamment avec l’arrivée des CAE, institutionnalisés en 2014, qui permettent aux créateurs de bénéficier d’un accompagnement mais surtout de maîtriser à 100% la gestion du risque lié à la création.
Considérons maintenant le marché donc l’environnement économique pour comprendre à quel point la création d’entreprise est nécessaire, notamment en fonction de l’évolution du contexte actuel. Le premier point est celui de l’analyse de la demande.
Qui peut s’offrir aujourd’hui un web designer, un community manager, un juriste spécialisé en droit commercial ou un attaché de presse à plein temps dans un contexte où 95% du tissu économique est composé de T.P.E. faisant travailler un salarié et demi (c’est la statistique en Occitanie. Le nombre de salariés moyen par T.P.E. passe à dix en Ile-de-France mais on reste sur des structures qui disposent d’une plage financière très limitée).
Au delà de l’aspect financier, le paramètre de cohérence fonctionnelle est aussi un indicateur : doit-t-on embaucher un expert en droit social 35 heures par semaine alors qu’un libéral pourrait faire une prestation de qualité de 5 heures ? Doit-on former un collaborateur pour une mission de quelques semaines alors qu’un expert libéral qui dispose des compétences requises existe ?
Les T.P.E./P.M.E. ont aujourd’hui les même besoins que les grandes entreprises et les opportunités de missions sont très importantes, d’autant plus qu’elles requièrent, pour le missionné, d’intégrer fréquemment deux, voire trois métiers différents (un webmestre avec un web designer, un photographe avec un communicant et un journaliste, un community manager avec un chargé de communication ou un web marketeur,…) ce qui ajoute de la difficulté pour l’entreprise à trouver la bonne personne et qui fait en sorte qu’elle fera plutôt externaliser certaines tâches spécifiques que de les traiter en interne.
La création d’entreprise ou la création d’une activité en indépendant va permettre de répondre individuellement à une poignée de clients, que l’on ait affaire à une niche ou pas, et qui ont des besoins et des moyens limités. Outre la réponse qu’elle apporte à l’individu, à l’économie en tant que moteur, elle répond à une nécessité de marché, la demande.
Je ne reviendrai pas sur la nécessité de l’innovation en terme de moteur économique et je laisserai aux statisticiens et aux experts de tous ordres la faculté de présenter des chiffres qui corroborent cette réflexion. Je souhaiterais juste terminer cette courte analyse par le second point, ce que j’appelle la fonction sociale de l’entreprise ou le rôle social de l’entreprise.
La fonction sociale, c’est cet ensemble, ce « tout », ce « package » qui intègre la faculté de faire vivre des individus, d’actionner des mécanismes économiques, de faire fonctionner un système collectif, de partager des valeurs, de pérenniser des savoirs, de créer de la richesse, non pas au simple sens capitalistique du terme mais au sens de la valeur ajoutée et de l’intérêt général, par exemple en permettant de construire des équipements, des pôles éducatifs, de la recherche, à travers la fiscalité, de créer de l’humanité, de la philanthropie à travers le mécénat,… Cette fonction est à mes yeux, la plus importante, Elle va au delà du simple objectif de rémunération du capital.
Sur la base de ces convictions, j’ai toujours promu l’innovation économique et je regrette de constater aujourd’hui une situation sclérosée tant au niveau politique, qu’au niveau des institutions éducatives. Pour les entités territoriales, l’exemple est encore pire puisque l’innovation se limite aux secteurs auxquels elles restent traditionnellement, historiquement ou culturellement attachées comme le vin en Occitanie, les produits de le mer en Bretagne, les biotechnologies ou le hi-tech à Angers ou à Montpellier, limitant à outrance leur champs d’implication et rejetant, en règle générale de ce fait, toute opportunité interessante ou initiative économique en phase de démarrage comme le commerce en Languedoc lorsqu’il n’a pas trait au secteur agricole ou alimentaire.
Il est temps de comprendre, face à la crise qui touche le salariat et notre système, que la création est la seule carte maitresse. Pas parce qu’elle est l’ultime recours mais parce qu’elle articule les choses de façon différente et s’intègre avec harmonie dans un environnement futur où nous serons beaucoup plus maître de notre développement, de nos choix, de notre relation avec l’autre et au final, de notre destinée.
Le quatrième élément est la clef de voute de cette fonction sociale. Il privilégie l’action et la réflexion de façon simultanée. Il privilégie l’individu au sein de chaque mouvement, de chaque stratégie, de chaque décision, de chaque objectif, de chaque réalisation. Il privilégie la pluralité et le développement.
Sur le plan éducatif, combien d’universités ou d’écoles ont mis en place des programmes ambitieux et attractifs sur le thème de l’innovation ? La plupart ont une vision des choses plutôt dépassée et lorsqu’elle mettent en place des dispositifs, ils sont rapidement rognés par des contraintes budgétaires car non définis comme des choix prioritaires, preuve que l’intérêt de l’innovation économique au sein des instances et sur le plan politique est loin d’avoir été perçu, je dirai même sérieusement étudié.
Sur le plan politique, pendant combien de temps encore, nous fera-t-on croire à une supposée croissance qui ne s’arrêtera jamais, à une planète dont les ressources physiques et humaines sont intarissables, à une société de consommation que l’on présente tel le nirvana alors que la plus grande partie des habitants sont sous le joug des quelques détenteurs fortunés de la quasi totalité des richesses, populations souvent asservies sous les effets de la désinformation et de la manipulation commerciale des multinationales ?
Combien de temps nous mentira-t-on au sujet du plein emploi ? Combien de temps faudra t-il encore attendre pour voir s’inverser le cours des choses, à parler en terme d’activité et non d’emploi, à envisager une rémunération sociale pour faciliter l’émergence de nouveaux modes de vie qui passeront forcément par l’innovation ?
Le modèle économique de demain est probablement, dans un premier temps au moins, basé sur une mixité salariat/entreprenariat ou sur la réalisation de sa propre activité économique sous forme d’auto-entreprise ou d’entreprise individuelle plus que sous une forme plus évoluée (scop ou société classique). Mais il commence par l’innovation. Quel que soit le statut choisi, les même règles s’imposent dans presque tous les cas de figure. Il s’agit donc de former, voire d’initier les futurs acteurs qui feront l’activité de demain.
Quelle réponse la collectivité peut apporter aux futurs créateurs ?
Laissons de côté l’ensemble des nombreux dispositifs publics existants, ceux à vocation sociale souvent impuissants, mal conçus, trop complexes, et ceux à caractère financier qui finissent dans les caisses des entreprises ou des organismes publics, semi publics, voire privés, qui disposent de très gros moyens pour s’octroyer une grande partie de cet argent.
Sur le plan éducatif, les structures de formation et d’enseignement peuvent déjà répondre à cette problématique au travers de leurs cursus. Mais comment pouvons nous contribuer à développer l’entreprenariat et quels sont les points clefs de la mise en place d’une bonne stratégie d’accompagnement des créateurs ?
Elle réside bien sur dans le fait de proposer de véritables modules dans lesquels la théorie archaïque dépassée laissera place à l’échange et aux cas pratiques initiés par les créateurs confirmés, consultants ou coachs. Des échanges où la réalité économique et humaine seront au coeur de la construction de projets collectifs et individuels. Des échanges où des structures généralistes n’auront plus systématiquement leur place, je pense notamment aux dispositifs consulaires ou aux associations à vocation sociale, et qui seront remplacés par des pôles de ressources techniques et humaines. Des échanges où l’aspect social de la création sera reconsidéré et mis au coeur de chaque projet.
La difficulté résidera également à trouver, pour animer ces pôles, les professionnels disposant de l’expérience et de l’expertise requise pour articuler les trois éléments fondamentaux : le commercial, le statutaire et le financier, auquel il conviendra d’ajouter le fil conducteur, le moteur, le quatrième élément.
Plus coach que consultant ou formateur, ces professionnels pourvus du charisme nécessaire et de l’expérience du terrain, intègreront la dimension locale de la région où ils évolueront, les nouvelles valeurs du travail et du développement de soi notamment, auprès de la génération Y, vivier de notre société. Ils sauront décloisonner les blocs juridique/social, commercial/marketing et financier. Ils saurons développer des réseaux. Ils définiront une fiche d’identité unique à chaque projet et partiront des points forts plutôt que du traditionnel marché. Ils animeront leurs ateliers en mettant en avant la transversalité, l’inter-opérabilité des modules et leur pertinence, et l’harmonie d’un tout pour faire éclore un projet harmonieux et ambitieux conçu pour durer plus que pour générer de la richesse à court terme. Enfin, dernier point : ils sauront repérer chez chaque créateur, sa signature motrice et formater chaque élément, chaque point de détail du projet en fonction de ses atouts majeurs.
Philippe Poutonnet est consultant en création d’entreprise depuis 1996. Il intervient dans cette spécialité à l’Université de Provence et suit des dizaines de porteurs de projets. Il a, à son actif, de nombreuses créations dans les domaines innovants. Il est également spécialisé dans les créations de marques et le développement des entreprises. Il intervient au sein du cabinet d’analystes-consultants Ordécom.